Article écrit en collaboration avec Maelys Delmotte, étudiante en psychologie.
Alexithymie et conscience intéroceptive peuvent permettre de mieux comprendre les difficultés émotionnelles de certains troubles psychologiques.
L’alexithymie
L’alexithymie est un terme qui fait référence à une difficulté à identifier, à comprendre et à exprimer ses émotions de manière verbale. L’alexithymie concernerait 10 % de la population générale. C’est un mot qui vient du grec et qui signifie “pas de mots pour les émotions”. La définition selon Larousse : Faculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent.
Les personnes alexithymiques ont souvent du mal à mettre des mots sur ce qu’elles ressentent, à distinguer différentes émotions ou à les communiquer aux autres. Les psychanalystes John Case Nemiah et Peter Sifneos ont proposé pour la première fois dans les années 1970 le terme « alexithymie ».
L’alexithymie est généralement associée à un certain nombre de caractéristiques, notamment :
- Difficultés à identifier les émotions. Les personnes alexithymiques ont du mal à reconnaître et à nommer leurs émotions. Elles peuvent se sentir confuses quant à ce qu’elles ressentent.
- Difficultés à exprimer les émotions. Elles ont du mal à communiquer leurs émotions aux autres, ce qui peut entraîner des problèmes dans les relations interpersonnelles.
- Difficultés à distinguer les ressentis émotionnels et les sensations corporelles. Les personnes alexithymiques peuvent décrire leurs ressentis en termes de sensations physiques, comme des maux de tête ou des douleurs corporelles, au lieu de les verbaliser. Par exemple, Thomas se plaint d’avoir mal au ventre lorsqu’il est anxieux. Il ne saurait pas reconnaître et nommer l’émotion d’anxiété
- Difficultés à comprendre les émotions des autres. Les alexithymiques peuvent également avoir des difficultés à reconnaître les émotions chez les autres. Cela qui peut entraîner des problèmes d’empathie. L’alexithymie serait ainsi corrélée négativement avec l’empathie. Une personne alexithymique a donc plus de difficultés à être empathique.
- Les alexithymiques ont une attention orientée plutôt vers l’extérieur associée à une réflexion sur soi limitée
- Les alexithymiques ont une vie imaginaire pauvre.
Deux types d’alexithymie
Nous pouvons distinguer deux types d’alexithymie :
Alexithymie primaire
Il s’agit d’une condition où une personne a naturellement et très tôt des difficultés à identifier, comprendre et exprimer ses émotions. Ces difficultés émotionnelles sont souvent présentes depuis l’enfance et font partie intégrante de la personnalité de la personne. L’alexithymie primaire est considérée comme un trait de personnalité stable, et les individus qui sont concernés ont tendance à avoir des problèmes de communication émotionnelle tout au long de leur vie.
Alexithymie secondaire
Contrairement à l’alexithymie primaire, l’alexithymie secondaire est généralement le résultat d’un événement. Elle peut être liée à un trouble, tel qu’un trouble post-traumatique, un trouble dépressif majeur, ou d’autres troubles psychologiques. Les personnes étant ‘alexithymiques secondaires développent des difficultés à reconnaître et à exprimer leurs émotions en réponse à un facteur déclencheur spécifique, souvent un événement traumatique ou une maladie mentale. Dans ce cas, l’alexithymie est considérée comme un symptôme plutôt qu’un trait de personnalité fondamental.
L’influence sociale et culturelle de l’alexithymie
L’influence sociale et culturelle peut jouer un rôle important dans le développement de l’alexithymie. Voici quelques points à considérer :
- Normes culturelles de l’expression émotionnelle : Les cultures ont des normes différentes en ce qui concerne l’expression des émotions. Dans certaines cultures, il peut être plus acceptable d’exprimer ouvertement ses émotions, tandis que dans d’autres, on peut encourager la retenue émotionnelle. Japon est un exemple de culture où il n’est pas valorisé d’exprimer ouvertement les émotions. Au Japon, il existe une forte emphase sur le contrôle des émotions, la retenue et la politesse. Les individus sont souvent encouragés à ne pas montrer d’émotions négatives, telles que la colère, la tristesse ou la frustration, en public ou dans des situations sociales. Les individus qui grandissent dans des cultures où l’expression émotionnelle est découragée peuvent avoir plus de difficulté à identifier et à communiquer leurs émotions.
- Stigmatisation sociale : Dans certaines cultures, les émotions peuvent être stigmatisées, en particulier les émotions perçues comme négatives, telles que la tristesse ou la colère. Les individus peuvent apprendre à réprimer leurs émotions pour éviter d’être jugés ou stigmatisés, ce qui peut contribuer à l’alexithymie.
- Éducation familiale : La manière dont les émotions sont traitées au sein de la famille peut également avoir un impact. Les parents qui encouragent l’expression émotionnelle et qui aident leurs enfants à comprendre et à nommer leurs émotions favorisent le développement de l’intelligence émotionnelle. À l’inverse, les familles qui invalident les émotions ou qui les ignorent peuvent contribuer à l’alexithymie.
- Pressions sociales : Les pressions sociales pour se conformer aux attentes culturelles en matière d’émotion peuvent également jouer un rôle. Par exemple, dans certains milieux criminels, montrer ses émotions est perçu comme une faiblesse.
L’influence de l’éducation de genre
- Pressions sociales de genre : Les stéréotypes de genre traditionnels peuvent influencer la manière dont les émotions sont perçues et exprimées. Les hommes sont souvent encouragés à être stoïques. Ils « ne doivent pas » montrer de vulnérabilité émotionnelle et à résoudre les problèmes de manière pragmatique. Cela peut les amener à réprimer ou à minimiser leurs émotions, contribuant ainsi à l’alexithymie.
- Éducation et socialisation : Les garçons sont souvent éduqués dès leur plus jeune âge à ne pas pleurer, à ne pas exprimer de faiblesse émotionnelle et à être « durs ». Cette socialisation peut les amener à ne pas développer pleinement leurs compétences émotionnelles.
- Moins d’encouragement à l’introspection : Les hommes peuvent être moins encouragés à réfléchir sur leurs émotions ou à discuter de leurs sentiments. Cette introspection est essentielle pour développer une meilleure compréhension émotionnelle, mais elle peut être moins valorisée chez les hommes.
- Inhibition émotionnelle : Certains hommes peuvent développer des habitudes d’inhibition émotionnelle en réponse à des expériences traumatisantes, des stress ou des normes culturelles restrictives. Cela peut les amener à réprimer leurs émotions.
Alexithymie et conscience intéroceptive
L’intéroception, la capacité de percevoir nos propres sensations corporelles, est une dimension essentielle de notre expérience. Elle joue un rôle clé dans le maintien de l’homéostasie, qui est la capacité du corps à maintenir un équilibre interne stable malgré les perturbations extérieures.
Nous pouvons faire des liens entre alexithymie et conscience intéroceptive. Mais tout d’abord, définissons quelques termes importants:
Précision intéroceptive correspond à la capacité objective de percevoir les signaux corporels.
Sensibilité intéroceptive est une mesure subjective de la détection des sensations intéroceptives.
Conscience intéroceptive implique la corrélation entre la précision et la sensibilité intéroceptive.
Premièrement, les personnes alexithymiques peuvent rencontrer des défis dans la précision intéroceptive. En effet, elles ont du mal à percevoir avec finesse leurs sensations corporelles liées aux émotions. Par conséquent, elles peuvent avoir du mal à percevoir des changements physiologiques associés à des émotions. Par exemple, le cœur qui bat plus vite lorsque l’organisme est stressé ou la gorge qui se serre lorsque nous sommes tristes.
Deuxièmement, les individus alexithymiques peuvent présenter un manque de conscience de leurs sensations corporelles liées aux émotions. Par exemple, elles ont l’impression de bien détecter des sensations intéroceptives mais se trompent quant à leurs exactitude. La sensibilité intéroceptive se reflète dans leurs réponses à des questionnaires ou évaluations subjectives. Elles peuvent sous-estimer ou surestimer les sensations.
Les personnes ayant une conscience intéroceptive élevée sont capables d’estimer avec précision leurs sensations corporelles, y compris celles liées aux émotions. À l’inverse, ayant une faible conscience intéroceptive suggère un écart important entre les sensations perçues et les mesures objectives. Cette difficulté s’associe à l’alexithymie.
Vignette clinique Théo
Théo est alexithymique. Lorsqu’on lui demande ce qu’il ressent, il a du mal à identifier et exprimer ses sensations et ses émotions. “Je ne sais pas, c’est flou. Je sens que je suis inconfortable et tendu mais je ne sais pas quelle émotion je ressens. Est-ce que c’est de la tristesse ? De la peur ? De la colère ? Je n’en sais rien.”
Vignette clinique Amélie
Amélie identifie qu’elle est stressée parce qu’elle repère un pattern de sensations : son cœur bat plus fort, elle a du mal à se concentrer, elle a une boule à la gorge… Elle interprète ses sensations comme du stress et arrive également à évaluer l’intensité du stress ressenti.
Psychopathologie, alexithymie et conscience intéroceptive
Des études ont mis en lumière le lien entre alexithymie et conscience intéroceptive réduite. Cela ouvre de nouvelles perspectives pour la compréhension de certaines pathologies. Cela se manifeste de manière notable dans les Troubles du Spectre de l’Autisme (TSA) et les Troubles du Comportement Alimentaire (TCA). Dans ces troubles une conscience intéroceptive limitée est fréquente. Celle-ci est caractérisée par une dissonance significative entre les sensations perçues et la réalité objective. Dans ces cas, on parle d’alexithymie primaire, souvent associée à une prédisposition biologique influencée par des connexions nerveuses spécifiques.
Dans le contexte des TSA, les individus semblent constamment submergés par une multitude d’informations sensorielles. Cela engendre une confusion dans la perception de leurs ressentis. Cette surcharge sensorielle complique leur capacité à distinguer les sensations courantes de celles liées à des émotions particulières. De plus, ils ont souvent du mal à repérer des schémas de sensations qui pourraient les aider à comprendre et à réagir de manière appropriée à leurs émotions.
Dans le cas des TCA, la faible conscience intéroceptive se traduit par une déconnexion entre la réalité de la faim ou de la satiété et les sensations corporelles perçues. Les individus souffrant de TCA peuvent avoir du mal à interpréter correctement leurs signaux internes de faim et de satiété, ce qui peut contribuer aux comportements alimentaires perturbés.
Les troubles du comportement alimentaire et alexithymie et conscience intéroceptive
L’anorexie, caractérisée par une peur excessive de prendre du poids, s’accompagne de restrictions alimentaires importantes. Les personnes souffrant d’anorexie présentent souvent une faible conscience intéroceptive, car elles ont des difficultés à ressentir les signaux de faim et ont tendance à se sentir rapidement rassasiées, même lorsque leur alimentation n’est pas adéquate.
Vignette clinique Sophie
Sophie souffre d’anorexie. Elle ne ressent pas la sensation de faim. Dès qu’elle mange une toute petite quantité, tel qu’un raisin, elle a le sentiment d’avoir trop mangé. Pourtant, l’organisme de Sophie aurait besoin de plus de nourriture. Ainsi, on peut dire que Sophie a une conscience intéroceptive faible : elle n’arrive pas à percevoir correctement la sensation de faim, mais elle ressent trop la sensation de satiété.
En revanche, la boulimie se caractérise par des crises compulsives et un besoin irrépressible de manger en excès. Les individus atteints de boulimie rencontrent également des problèmes de conscience intéroceptive. Ils ont du mal à ressentir la sensation de satiété, les conduisant ainsi à consommer bien plus d’aliments que nécessaire sur un plan objectif.
Vignette clinique Paul
Paul fait des crises de boulimie, lors desquelles, il ne parvient pas à s’arrêter de manger. Il ne ressent pas ni la sensation de faim, ni la sensation de satiété. Paul peut manger tout ce qu’il trouve dans le placard. Après une crise, il culpabilise et se fait vomir.
Dans l’ensemble, il est essentiel de noter que la faible conscience des sensations intéroceptives est corrélée à la psychopathologie, car elle entrave la mise en place de stratégies de régulation émotionnelle efficaces. L’évaluation de l’alexithymie chez les patients peut donc fournir des informations cruciales pour le traitement des troubles émotionnels, en aidant à mieux comprendre et à intervenir sur les liens entre l’intéroception, les troubles et les difficultés émotionnelles. Considérer alexithymie et conscience intéroceptive ouvre des perspectives prometteuses pour le développement de thérapies plus ciblées émotionnelles.
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