Cet article a été écrit par Eugénie Vaillant Coindard, Psychologue.
Surmonter les achoppements de la vie conjugale n’est pas toujours chose aisée, et peut engendrer divers degrés de souffrance (Snyder & Abbott, 2008). De plus, l’insatisfaction et la détresse conjugales sont étroitement liées aux difficultés liées à la santé mentale (Baucom et al., 2014 ; Halford et al., 1999 Whisman, & Uebelacker, 2006). Ainsi, nous allons ici chercher à comprendre comment notre propre fonctionnement psychologique peut interagir avec celui de notre partenaire. Les retentissements négatifs des schémas sur le couple sont fréquents.
Schémas, c’est quoi ?
En psychothérapie, nous prêtons une attention particulière aux schémas de croyances des patients. En référence à la théorie des schémas proposée par Jeffrey Young en 1995, les Schémas Précoces Inadaptés sont des modalités durables de fonctionnement psychologique. Autrement dits : des programmes psychologiques de pensées, d’émotions et de comportements qui entrent en action dans nos interactions quotidiennes ou dès qu’une situation les active.
D’où viennent les schémas ?
Ces programmes sont des préfabriqués psychologiques. Ils nous influencent plus ou moins chaque jour, sans qu’on le sache !
Ils se sont principalement construits au cours de notre développement psychosocial et psychoaffectif, c’est-à-dire durant l’enfance et l’adolescence. Selon les auteurs Young, Klosko et Weishaar (2003), les principaux facteurs à l’origine de ces schémas sont :
- Nos interactions précoces avec les principales figures d’attachement de l’enfance. Ce qui est important est la façon dont celles-ci répondent à nos besoins fondamentaux. Aussi, les événements de vie, l’adversité affective que nous rencontrons durant notre enfance et notre adolescence (à l’intérieur du cercle familial, mais aussi à l’extérieur, comme à l’école).
Vignette clinique
Anna a grandi dans une famille ou l’instabilité régnait. Son père a quitté le domicile quand elle avait 5 ans, et ne lui a donné que peu d’intérêt et d’affection. Un schéma d’abandon a pu prendre place. C’est-à-dire que qu’Anna a appris que les relations importantes ne sont pas stables, elles peuvent prendre fin du jour au lendemain. Aussi, les personnes, même proches, ne sont pas fiables.
Une propriété fondamentale des schémas est leur tendance à s’auto-renforcer, à s’auto-entretenir au fil de nos expériences relationnelles et affectives, y compris à l’âge adulte. Ainsi, à travers ces expériences nous épousons nos schémas… pour le meilleur et pour le pire.
Vignette clinique
Anna a aujourd’hui 25 ans. Elle est dans une relation depuis deux ans, mais souffre d’une peur d’abandon qui l’amène à avoir un comportement agressif qu’elle regrette souvent. Sa relation précédente ressemblait à celle qu’elle vit actuellement. « C’est comme si j’usais mes partenaires. Ils me quittent tous. De toute façon, c’est comme ça, je finirai seule, personne ne pourra jamais rester avec moi… »
D’accord, mais quel rapport avec mon couple ?
Au niveau « microscopique », les schémas influencent comment l’on interprète des événements. A travers le filtre des schémas nous donnons du sens aux actions, attitudes et paroles de l’autre – ou leur absence ! Ainsi, les schémas déterminent ce que l’on ressent face à des événements et situations. Par conséquent, ils jouent aussi un rôle dans nos comportements. En effet, nos comportements et actions dépendent en grande partie de nos interprétations. Si celles-ci sont biaisées par la présence d’un schéma, nous risquons d’avoir un comportement inadapté (Young et al., 2003).
Vignette clinique
Anna vit actuellement avec Tom. Ce dernier se trouve souvent dans l’incompréhension face aux réactions d’Anna. Il l’aime sincèrement et souhaiterait bâtir sa vie avec elle. Mais les réactions violentes de celle-ci lui font peur.
Les personnes avec lesquelles nous interagissons actuellement n’ont peut-être pas grand-chose à voir avec celles auprès desquelles nos schémas se sont construits. Cependant, nos interprétations risquent d’être déformées. En effet, nous avons tendance à adhérer ou à « fusionner » avec ce que ces schémas génèrent en nous en termes de pensées et d’émotions. Nos ressentis et nos actions sont alors cohérents avec nos interprétations, sans être forcément adaptés à la situation en elle-même.
Autrement dit, dans des situations interpersonnelles, je ne réagis pas à la situation en elle-même, mais plutôt à mon histoire relationnelle et affective antérieure. Ce sont les schémas qui influent mes comportements.
Au niveau « macroscopique »
Les schémas influencent comment et avec qui l’on entre en relation, notamment le choix de partenaires. Ils influencent ce que l’on fait de la relation, à travers des patterns généraux et répétitifs d’interaction avec l’autre (Messman-Moore & Coates, 2007). Les schémas et les comportements associés se rejouent à travers chaque nouvelle relation.
Étant donné que nos schémas tendent à garder jalousement le monopole de notre fonctionnement interpersonnel au cours de notre vie, ils risquent de nous placer dans des relations ayant des points communs avec celles qui les ont forgés dans notre histoire précoce. Si ces relations ne répondaient pas à nos besoins affectifs fondamentaux (Young et al., 2003), il ressort davantage de plomb que d’or de ces nouvelles alchimies !
Ainsi, en rejouant nos blessures affectives passées, ces schémas peuvent tenir un rôle non négligeable dans nos difficultés relationnelles (Janovsky et al., 2020).
Quand mes schémas et ceux de mon partenaire entrent en interaction, ils font des étincelles
Nous vous proposons ici deux scénarios selon lesquels les schémas de deux partenaires peuvent interagir, et éventuellement créer de la souffrance pour l’une ou les deux parties, ou affecter la santé globale du couple.
Une incompatibilité antagoniste : deux pièces de puzzle inconciliables
Parfois, certains aspects du fonctionnement affectif de chaque partenaire sont inconciliables avec celui de l’autre. En effet, les besoins affectifs de l’un et la disponibilité affective de l’autre sont inconciliables.
- Si l’un(e) a un sentiment de frustration, une peur d’abandon, le sentiment d’être incompris(e), insuffisamment pris(s) en compte cela va créer de l’amertume, des prédictions négatives sur le futur.
- Alors que l’autre ressent une pression à répondre aux exigences de l’autre. Mais les exigences sont perçues comme déraisonnables et cela crée du stress, de l’irritation voire de la rancœur. Par conséquent, le sentiment de ne « jamais être assez » est présent chez les deux parties.
Une grande variété de « combinaisons » de schémas existe. Ces combinaisons peuvent nous permettre de comprendre les difficultés de couples.
Schéma Manque affectif avec Abandon et Méfiance/abus
Pierre souffre d’un schéma de manque affectif. Ainsi, il attend des démonstrations d’affection fréquentes pour se rassurer. Camille, sa partenaire, souffre de schémas d’abandon et méfiance/abus. Donc, elle anticipe au moindre signe l’abandon et par conséquent, elle est très méfiante. Elle refuse de s’engager, et s’interdit de manifester son attachement.
Schéma Manque affectif avec Surcontrôle émotionnel
Sophie attend des attentions et des marques d’affection fréquentes… Cependant, pour Steve, exprimer ses émotions équivaut à une faiblesse. Il ne sait pas exprimer ses émotions. En même temps, Sophie devient de plus en plus frustrée, elle commence à se dire que Steve ne tient pas à elle. Alors que, Steve de son côté, aime Marie, veut vivre avec elle, mais ses demandes insistantes l’irrite car il ne sait pas y répondre.
Schéma Recherche d’approbation/reconnaissance avec Idéaux exigeants
Pour avoir le sentiment d’avoir de la valeur, Laura a besoin de marques explicites et fréquentes d’approbation concernant ses opinions, de validation concernant ses projets, de compliments concernant ses réalisations… Cependant, Louis a un niveau d’exigences extrêmement élevé, y compris pour les autres. Aussi, il remarque d’abord les erreurs et son trait de perfectionnisme l’empêche de voir ce qui est bon. Tandis, que Laura est constamment triste et perd confiance en elle. Alors que, Louis ne comprend pas pourquoi Laura prend ses remarques aussi mal.
Schéma Dépendance avec Idéaux exigeants
Maria a besoin de l’aide de Johan pour une foule d’activités quotidiennes. Elle a besoin de son avis pour s’occuper des enfants, des démarches administratives et pour la gestion du ménage. Pour Johan, faire les choses à deux n’optimise ni le temps, ni l’efficacité, c’est donc exclu. Il est incapable de rassurer Maria.
Schéma Manque affectif et Dépendance avec Droits personnels exagérés et Imperfection
Lydie a constamment besoin du soutien et de la présence de Didier pour toutes les tâches du quotidien. Elle ne se fait pas confiance. En même temps elle ferait tout pour lui, pour ne pas qu’il la quitte. Didier en profite pour se faire servir. Il utilise Lydie, qui ne dit jamais rien, l’humiliant de plus en plus. Il se sent supérieur à elle. Lydie perd progressivement son estime de soi et sombre dans la dépression.
Hyper-compatibilité dysfonctionnelle : deux pièces de puzzle… « trop » conciliables
Une autre mécanique, plus insidieuse, peut se mettre en place : les schémas des partenaires, plutôt que de s’affronter, s’imbriquent ou se rencontrent si bien l’un et l’autre qu’ils rejouent non seulement les relations insatisfaisantes du passé, mais encore se renforcent mutuellement.
Schéma Dépendance avec Abnégation
Sarah a besoin d’aide et de soutien pour toute tâche de la vie quotidienne. Justement, Yan a tendance à toujours se rendre disponible. Il souhaite se mettre au service et fait souvent passer les besoins des autres avant les siens, répondant toujours aux demandes de Sarah. Il les anticipe même de plus en plus. Mais voilà, bien que mis de côté, ses besoins sont présents, et voués à être frustrés.
Schéma Abnégation avec Droits personnels exagérés
Charlotte fait toujours passer les besoins de Christian avant les siens, jusqu’à même les devancer parfois. Et cela arrange bien Christian, qui considère justement que ses besoins et exigences passent bien avant ceux des autres, et oublie même que Charlotte puisse en avoir.
Schéma Imperfection/Honte avec Idéaux exigeants/Critique excessive
Dans toutes ses activités et réalisations, Alex a un sentiment d’imperfection avec la conviction intime d’être une personne bourrée de défauts – quelles que soient ses réussites et victoires réelles. Or, Valérie a un niveau d’exigence extrêmement élevé et ne valorise jamais Alex : tout est en place pour que les attentes de Valérie ne soient jamais satisfaites, tout en confirmant le sentiment d’insuffisance d’Alex.
Comment assouplir des schémas qui affectent le couple ?
Identifier ses schémas respectifs
Voir le Tableau descriptif des schémas ou Je réinvente ma vie, Young & Klosko, 2018). Nous n’avons pas forcément conscience des mécanismes en jeu derrière la frustration, la colère, les blessures que nous ressentons dans notre relation. Or, sachant d’où viennent les étincelles, nous sommes plus à même d’empêcher que la relation prenne feu !
Mettre en lien les situations difficiles rencontrées et nos schémas
Cela peut être pertinent d’étudier une situation qui a posé problème, a été source de souffrance pour l’un ou l’autre ou a engendré un conflit, si elle semble se répéter. Comment la comprendre à la lumière d’un de mes schémas, d’un schéma de l’autre et de leur rencontre non fonctionnelle ?
Analyser les processus
Analyser dans le détail les processus en jeu autour de ces situations, dialoguer, partager notre vision des choses : Roediger et Difrancesco (2013) proposent une méthode détaillée dont s’inspire la Fiche de dialogue entre nos schémas.
Identifier mes besoins
Identifier, mais surtout clarifier et expliciter mes attentes respectives vis-à-vis de l’autre, et les besoins profonds sous-jacents (voir le Tableau d’évaluation de la réciprocité, d’après Neveux, 2017). Alors que, nous partons souvent du principe que l’autre traverse des expériences, ou utilise des postulats similaires aux nôtres, et que le fonctionnement relationnel peut se passer d’échanges et de précisions concernant ce qui nous semble évident… Cependant, c’est souvent là que le bât blesse ! Au lieu, interrogeons-nous : au vu de son fonctionnement schématique, à l’heure actuelle, l’autre est-il en mesure de répondre à mes besoins et attentes ? Moi-même, considérant mon bagage affectif et relationnel, suis-je en mesure de répondre à ses besoins et attentes ? Si oui ou si non, pourquoi ?
Identifier ma motivation, et décider de la suite
Quelle est ma motivation à assouplir mes schémas ? Quelle est la motivation de l’autre à assouplir les siens ? Quels sont les compromis où peuvent se rencontrer nos schémas ? Qu’est-ce que nous gagnons et perdons à conserver et à continuer d’obéir à nos schémas d’une part, à les modifier d’autre part ?
Enfin, les thérapies de couple s’avèrent efficaces pour aider à solutionner ces difficultés, notamment les thérapies cognitivo-comportementales (Byrne et al., 2004 ; Fischer, Baucom & Cohen, 2016), centrées sur les émotions (Wiebe & Johnson, 2016) et basées sur les schémas (Hatami, & Fadayi, 2015 ; Panahifar et al., 2014).
Bibliographie
- Byrne, M., Carr, A., & Clark, M. (2004). The efficacy of behavioral couples therapy and emotionally focused therapy for couple distress. Contemporary Family Therapy, 26(4), 361-387.
- Fischer, M. S., Baucom, D. H., & Cohen, M. J. (2016). Cognitive‐behavioral couple therapies: Review of the evidence for the treatment of relationship distress, psychopathology, and chronic health conditions. Family Process, 55(3), 423-442.
- Halford, W. K., Bouma, R., Kelly, A., & Young, R. M. (1999). Individual Psychopathology and Marital Distress: Analyzing the Association and Implications for Therapy. Behavior Modification, 23(2), 179–216.
- Hatami, M., & Fadayi, M. (2015). Effectiveness of schema therapy in intimacy, marital conflict and early maladaptive schemas of women suing for divorce. International Journal of Advanced Biological and Biomedical Research, 3(3), 285-90.
- Janovsky, T., Rock, A. J., Thorsteinsson, E. B., Clark, G. I., & Murray, C. V. (2020). The relationship between early maladaptive schemas and interpersonal problems: A meta‐analytic review. Clinical Psychology & Psychotherapy, 27(3), 408-447.
- Lumley, M. N., & Harkness, K. L. (2007). Specificity in the relations among childhood adversity, early maladaptive schemas, and symptom profiles in adolescent depression. Cognitive Therapy and Research, 31(5), 639-657.
- Panahifar, S., Yousefi, N., & Amani, A. (2014). The effectiveness of schema-based couple therapy on early maladaptive schemata adjustment and the increase of divorce applicants adaptability. Kuwait Chapter of the Arabian Journal of Business and Management Review, 3(9), 339.
- Simeone-DiFrancesco, C., Roediger, E., & Stevens, B. A. (2015). Schema therapy with couples: A practitioner’s guide to healing relationships. John Wiley & Sons.
- Snyder, D. K., & Abbott, (2008). Couple distress, dans Antony M. M. & Barlow, D. H. (dirs.), Handbook of Assessment and Treatment Planning for Psychological Disorders.
- Messman-Moore, T. L., & Coates, A. A. (2007). The Impact of Childhood Psychological Abuse on Adult Interpersonal Conflict, Journal of Emotional Abuse, 7:2, 75-92;
- Whisman, M., & Uebelacker, L. (2006). Impairment and distress associated with relationship discord in a national sample of married or cohabiting adults. Journal of family psychology : JFP : journal of the Division of Family Psychology of the American Psychological Association, 20 3, 369-77 .
- Wiebe, S. A., & Johnson, S. M. (2016). A review of the research in emotionally focused therapy for couples. Family Process, 55(3), 390-407.
- Young, J. E., Klosko, J. S., & Weishaar, M. E. (2003). Schema Therapy. Guilford.
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